Titre : | Baudelaire ou l'éternel confident (2012) |
Auteurs : | Claude Tuduri, Auteur |
Type de document : | Article : texte imprimé |
Dans : | Etudes (4165, Mai 2012) |
Article en page(s) : | pp. 651-661 |
Langues: | Français |
Catégories : |
[UNESCO] Poésie |
Résumé : |
Je vois chaque jour passer sous ma fenêtre un certain nombre de Kalmouks [Mongols], d’Osages [Amérindiens vivant aux États- Unis principalement dans l’Oklahoma], d’Indiens, de Chinois et de Grecs antiques, tous plus ou moins parisianisés. Chaque individu est une harmonie ; car il vous est maintes fois arrivé de vous retourner à un son de voix connu et d’être frappé d’étonnement devant une créature inconnue, souvenir vivant d’une autre créature douée de gestes et d’une voix analogues.
Salon de 1846, cité par Pi e r r e - J e a n Jouv e , Baudelaire II, Critique. Choix de textes et préface par Pierre-Jean Jouve, Egloff, Fribourg, 1944, p. 6. Évoquer le retournement de Baudelaire et de sa poésie devant les créatures inconnues des villes et de ses foules, c’est l’enjeu de ces quelques lignes. La flânerie baudelairienne a été maintes fois commentée mais nous aimerions insister pour notre part sur l’impossible passage entre l’économie symbolique de cette poésie-là et toute forme d’interprétation qui voudrait l’annexer à un autre style d’existence que la sienne. La poésie est une coïncidence d’images et de sons, un miracle de formes et de significations qui meurt à l’affût d’un regard extérieur envieux de se l’accaparer. Toute notion d’économie lui est étrangère et chercher à y projeter une économie du discours, discours de salut ou discours historico- critique, signe par avance une volonté de juger qui, tel un boomerang, juge en retour son propre auteur. C’est dire à quel point nous avançons sur une ligne de funambule ten- due entre deux abîmes : la vénération aveugle d’un objet magnifique, la poésie baudelairienne, à laquelle ne peut répondre rien d’autre que le silence plein de sympathie d’une autre poésie, celle du lecteur, la mienne et la vôtre, et la prise en compte d’une multitude d’interprétations raisonnées risquant de se résoudre en un arrêt sur image. Ce dernier menace non seulement de statufier l’écrivain en une biographie spectrale gauchie par mille partis pris légendaires, mais il peut aussi servir à imposer un itinéraire déjà tout tracé au lecteur, compromettant ainsi tout passage authentique et libre à l’intérieur de l’œuvre. Dans cette perspective, le seul plaisir de lecture partageable devient le retour à la genèse d’un étonnement d’enfant. Certes, le critique est un enfant qui en sait trop pour l’être encore vraiment, mais les sables du savoir peuvent un temps s’effacer pour découvrir en soi et éveiller chez d’autres lecteurs la même oasis de beauté et d’innocence que le temps n’aura pas pu encore dessécher. Je me suis promené dans Baudelaire comme dans une grande métropole et l’étonnement d’une « créature inconnue », l’étonnement d’un regard, d’un visage et d’un nom qui retourne le c œur et le sang, le pressentiment d’une « universelle communion » lisible en filigrane dans les bains de foule et l’écriture baudelairienne, cet étonnement est le départ et la destination ultime de ces quelques pérégrinations à l’intérieur des Fleurs du mal et du Spleen de Paris. Claude Tuduri |